Libra ou « Le sanglot de l’homme blanc » [1]
Arriva ce qui devait inéluctablement arriver et auquel aucun banquier n’avait cru, pas plus que les retailers n’auraient parié sur Amazon : Facebook est devenu une banque. Une banque mais pas seulement. La rhétorique de Libra est celle d’un projet politique et social. Il s’agit rien moins que de « sauver l’Afrique » et bien sûr toute l’humanité in fine. Avec Libra, la grande banque de l’Etat Nation mondial dont nous rêvons toutes et tous la Liberté est enfin arrivée parmi nous. Pour nous libérer ou nous ramener en Egypte ?
Sauver l’Afrique pauvre, bien sûr c’est un premier effort… et la communication est directement issue du scientisme de l’époque coloniale où les blancs pensaient sauver l’Afrique par les sciences, la technologie, par la chasteté et l’évangile au lieu d’aider les africains à s’en sortir de leur propres mains… et s’ils avaient éventuellement besoin d’aide. Il faut excuser Mark Zuckerberg, il a mis les pieds pour la première fois sur le continent africain le 30 aout 2016, il y a un peu moins de 3 ans. Il faut donc saluer la générosité de Facebook et de sa galaxie de partenaires désintéressés: ebay, Uber, MasterCard… participent à cette « inclusion numérique », « inclusion financière »… On peut aussi s’étonner que le long sanglot de l’Afrique n’est représenté que par des sociétés US ou européenne (Qu’est ce que Free est allé faire dans cette galère!).
Nous voici donc sur le marché africain bientôt libéré par la technologie de l’homme blanc. (DÉDICACE SPÉCIALE : J’en profite pour saluer Tata Zézé grande figure du marché de Brazzaville si le Père ne l’a pas rappelé vers lui et toi Ya Antoine, son digne fils et mon frère co-étudiant qui m’a appris le tam-tam en fût de baobab et simplement à vivre… si vous lisez ces lignes…).
Pour Libra, il s’agit donc d’aider les « 1,7 milliards de personnes qui n’ont pas accès au crédit bancaire », pour qui les « virements internationaux prennent 3 à 7 jours », avec « des frais bancaires de 7% en moyenne ». et surtout « rapidement ». Il s’agit rien moins que « d’apporter 3 700 milliards de Francs CFA de dollars aux pays en voie de développement pour créer et « augmenter de 20% les revenus de ces populations » et de « réduire de 22% l’extrême pauvreté. Tout en créant « 95 millions d’emplois nouveaux »… « Un transfert d’argent international devrait être aussi simple et abordable qu’un envoi de texto… »… un programme pleins de sous entendus… On imagine Bolsonaro, Marine le Pen, Nigel Farage et autre Donald Trump apprenant cette bonne nouvelle.
Mais le type qui ne voudrait pas de ce programme est forcément un salaud qui s’ignore…
- Source : Libra (https://libra.org/fr-FR/)
Il est amusant de voir Zuckerberg, qui fait partie du 0,000001%, converti en dame patronnesse œuvrant pour l’Afrique, nous prédire que l’argent sera enfin « au service de tous » et d’entendre que le type qui a laissé Cambridge Analytics utiliser les données privées de 87 millions d’utilisateurs de Facebook à des fins politiques via une application de tests psychologiques a aussi un projet d’intérêt général.
Car la rhétorique quitte rapidement pour celui de la Cité globale :
« L’argent réinventé. Une économie mondiale transformée. Une meilleure qualité de vie pour tous. »
Détail parmi d’autres, Paypal est un des partenaires de l’opération… et Peter Thiel le fondateur de Paypal est au conseil d’administration de Facebook, lui qui rêvait avec Paypal de « contourner les Etats »… paradoxe du destin, il a fini par fonder la plus grande agence de surveillance de masse par la data du monde, financée par la CIA : Palantir.
N’est pas Alexandre le Grand qui veut et l’histoire n’a pas retenu l’épopée de Crésus né vers – 596. Thiel comme Zuckerberg se rêvent donc un destin public. Zuckerberg en 46ème président des Etats-Unis, et Thiel qui s’est converti au Trumpisme, espérait être le prochain juge de la Cour suprême des États-Unis.
Courte histoire de la banque
La banque est juste un système circulatoire qui a permis de virtualiser les échanges de biens (commerce) à partir du Moyen Age. Cette juxtaposition d’un système circulatoire virtuel sur le système circulatoire réel des échanges a évité de promener de l’or sur des routes dangereuses (lettres de change des market places médiévales née au Caire au IXème siècle- une invention juive) mais aussi créé ce qu’on appelle le capitalisme c’est dire la possibilité de miser sur une valeur virtuelle future, de partage du risque (assurance), l’émergence des monnaies, des systèmes de compensations et surtout la globalisation des échanges aux mondes connus ou à découvrir. Bref la Civilisation du capitalisme (Schumpeter) dont le développement et le partage de la richesse qui, dés le XIIIème siècle été pensé en terme d’apport de valeurs à la société et de bien commun (Giacomo todeschini).
Alors comme aujourd’hui l’Etat représente l’intérêt général, l’Etat c’est chacun de nous, d’un bien commun qui en aucun cas ne peut être privatisé à des fins personnelles.
La première expansion économique médiévale (10e- 15e siècle) qui se traduit en doublement du PIB en Europe par habitant s’est appuyé sur un développement technologique perdu depuis Rome, a mis fin à l’esclavage comme première source d’énergie motrice et a favorisé la démocratie. Les décisions féodales prises par des ducs se sont à Venise (doge) fragmentées en de multiples niveaux de décision guildes représentées au Sénat (marchands, banquiers artisans, prostituées…). Ainsi nait l’Etat dans les cités italiennes comme garant de la monnaie et délégation de la violence privée à l’Etat, seul autorisé à l’exercer. La société médiévale, violente, rêve du Royaume de Dieu, et les juifs répandus dans les ports du monde connu, vont se charger de l’usure locale, c’est-à-dire du micro crédit et de la banque internationale du fait de la confiance intra-familiale à Venise, Anvers, au Caire, ou à Alexandrie, et bientôt Goa en Inde, Londres ou New York…
On le constate, et le renflouement de celles-ci par l’Etat avec des capitaux publics lors de la crise de 2008 nous l’a rappelé, les banques ne sont pas de simples acteurs de l’économie mais sont (ou devraient être !) des garantes de l’intérêt général et de la paix sans laquelle il n’est pas de commerce. Par exemple, la sortie de la crise de 1929 qui a précipité l’Europe dans la seconde guerre mondiale n’aurait pas été possible sans la stabilité monétaire des accords de Bretton Woods en 1944 sous le mentorship de Keynes.
» Libra guidant le peuple » ?
Dans Libération hier, mon ami Gilles Babinet, pose quelques bonnes questions sur lesquelles je me permets de rebondir.
Tout d’abord « on ne peut pas lancer un système de paiement avec une échelle, à terme, de 2,5 milliards d’utilisateurs, sans une large concertation avec les parties prenantes, à commencer par les Etats ».
Ensuite Gilles Babinet évoque « le risque que demain, Facebook se mette à faire du crédit, et donc de l’émission monétaire », influence les marchés, les monnaies… hors de tout contrôle que la prérogative régalienne, c’est à dire du privilège délégué aux Etats de « battre monnaie » est évidement une probabilité.
Qui pourrait dire que la conjonction d’un réseau social et son rating et des informations ultra-personnelles croisé avec l’activité bancaire ne pose pas en soi problème. Qui en garantit l’étanchéité ? Pourquoi mon banquier saurait tout de ma vie privée, de mes amis et de es vacances ?… le rating de crédit chinois avec des points de citoyenneté n’est pas un risque mais une hypothèse mais un fait.
Enfin les premiers pas de Libra dans le micro crédit, avec sa rhétorique néo-coloniale, n’est que la trajectoire classique de la banque de réseau vers le crédit familial immobilier puis auto, au risque bientôt qualifié par les algorithmes de Facebook, puis la banque d’investissement… Toutes les étapes classiques que Libra franchira à la vitesse de l’Internet.
Notre système bancaire est aujourd’hui un des plus régulés au monde. Et malgré cela des crises comme celles des Subprimes et toutes celles qui se produiront encore, se produisent avec un impact majeur sur les vies des familles, d’enfants en bas de chez vous, le système capitaliste, vivant étant par nature instable. Le fossé se creuse entre les pauvres et les riches dans les pays développés, l’Etat Providence est au bord de la faillite économique, politique, spirituelle surtout.
Alors, avant de laisser le libertarisme transhumaniste de LIBRA déstabiliser tout cela avec la naïveté messianiste du nouveau converti, ne vaudrait-il pas la peine de réfléchir un peu ?
On ne trouve aucune de ces « régulations vivifiantes » dans le livre blanc qui présente le projet, ce qui en soi est inquiétant.
pour finir juste un petit souvenir. J’ai longuement cotoyé un moine qui a passé des décennies en Afrique, à Madagascar, au Cambodge sous Pol Pot et en Inde. Frère Mayeul de Dreuille(1920-2014) était un baroudeur et un aventurier de l’Esprit.
frère Mayeul, Photo DL 1994
Il disait cela :
» Le dialogue commence par une écoute de l’interlocuteur, afin de le comprendre et d’établir un climat de confiance, dans lequel chacun puisse s’exprimer sincèrement. L’erreur vient d’un phénomène très courant, à savoir que chacun s’exprime selon le mode de pensée auquel il est habitué et qu’il lui est très difficile de concevoir qu’une personne normale puisse penser différemment. Dans ce système, il n’y a place ni pour Dieu, ni pour la relation avec lui par la prière, simplement ces choses n’existent pas. Alors, dire qu’on peut se passer d’elles ne pose aucun problème. Lorsqu’on se trouve devant une question difficile ou un adversaire qu’on n’est pas capable de maîtriser, la solution la plus simple est de dire que le problème n’existe pas ou de supprimer l’adversaire, physiquement quand on le peut ou moralement en le méprisant ou l’ignorant. […] Dans le dialogue, chacun arrive avec son propre conditionnement culturel ; la première chose à faire est peut-être d’en prendre conscience «
C’est peut être cela qu’aurait pu devenir Facebook ?
[1] J’emprunte ce titre à mon ami Pascal Bruckner Le sanglot de l’homme blanc