Distribution : Move or die
Comme me le disait le président d’une grande marque textile :
« Je suis trop occupé, je ne sors pas de mon bureau… mais si je regarde les courbes des ventes, dehors les gens doivent se balader à poil !… Tu sais ce que vend Amazon ? »
Il avait raison. La mutation que nous vivons n’est pas que technologique elle est socio-digitale. Si les magasins sont vides ce n’est pas la faute d’Amazon, de la météo ou de l’Etat. La raison en est la mutation socio-digitale. Pour faire simple, ce qui change c’est la manière dont les utilisateurs et consommateurs agissent et interagissent. Sans l’accélération du fast retailing (modèle à la Zara , H&M, Mango) qui est un pur fruit de la globalisation des années 80 et nous a conduit à des produit à durée de vie de plus en plus courte les market places de type ASOS qui mettent 2000 produits en ligne chaque semaine n’auraient pas été possibles. La mutation des usages entre en résonance avec une innovation technologique sans précédent qui entraîne tout le système par glissements locaux et grappes d’innovations successives.
Les besoins primaires fondamentaux de l’humanité sont en train de muter par hybridation technologique. Une révolution socio-digitale : se nourrir (Ocado, Amazon Fresh…), s’habiller (Asos, Amazon…), se loger (Airbnb…), se déplacer (Waze, Uber, Android Auto…)… c’est ainsi. Un des mots les plus recherchés sur Google c’est « composition » avant Coca-Cola, les gens (27%, 12% de plus qu’il y a un an) n’ont pas confiance dans la composition des aliments… et comme ils n’ont juste plus confiance dans les marques ils demandent à Google.
Posez vous la question, vous travaillez 10 heures par jour à construire une marque, votre entreprise dépense des millions d’euros pour gagner ce qui est le plus cher la confiance des gens et les gens vont demander à Google parce qu’ils ne vous croient pas. Est-ce que vous pouvez continuer comme si de rien n’était ?
Pourquoi des empires du retail de plusieurs décennies s’effondrent aux US et en Europe (The Sports Authority, Toys R US, et la liste est encore longue…) ? Simplement parce que l’impact digital et surtout la mutation des habitudes de leurs clients n’a pas été la priorité de leurs dirigeants et actionnaires. Non pas que ces entreprises n’aient pas dépensé de gros budgets dans moult initiatives, sites e-commerce, ERP, programmes CRM en tous genres…, mais celles-ci sont restées cosmétiques. Il fallait préserver le « business as usual », on a continué de « pousser des produits sur les rayons » sans repartir du client et de la mutation de ses usages.
La réalité est donc que ces entreprises n’ont pas hybridé leur business model, le cœur de ce qui faisait leurs sens pour les gens de la rue. Elles ont pris la technologie comme un moyen et non pas comme ce qui fait que désormais tout possible. Et, d’optimisation en optimisation rien n’a vraiment bougé depuis 30 ans.
La question qui est aujourd’hui posée aux marques par le « sphinx digital à l’entrée de Delphes » est une question de vie ou de mort, celle de leur mission, de leur valeur ajoutée, de ce qu’elles apportent à la société dans un monde d’usages qui eux sont déjà largement digitalisés… au moins coté client. C’est une question philosophique :
« Qu’as tu fait aujourd’hui pour que ce monde soit un peu plus beau, un peu meilleur, un peu plus prospère, vivable pour tes enfants ? »
Oui, il fallait fermer certains des magasins, oui il fallait oser proposer un autre modèle commercial avec plus de conseil et de « care » du client, oui la visite familiale du samedi d’un entrepôt rempli de nourriture ou de jouets est has been, oui il fallait se demander pourquoi les gens questionnaient Echo, Siri, Yuka ou Scio pour savoir ce que valait la nourriture dans les rayons plutôt que de les inviter à contempler des rayons surchargés de packaging et vides de toute présence humaine et des fruits achetés en masse au téléphone sans que personne en sache réellement le gout. Oui le bon vieux modèle ‘no parking-no business’ de la civilisation de la voiture des années de consommation joyeuse a cédé la place à un univers où il faut aller chez les gens leur apporter leurs livres, leurs soins de lunettes à domicile ou leurs malles Vuitton pour qu’ils reviennent chez vous… C’est idiot mais les gens s’ils font l’effort de se déplacer veulent juste qu’on leur parle et les marques doivent prouver ce qu’elles disent.
Combien de dirigeants du bon vieux retail sont prêts à entendre ce discours qui n’est jamais que celui de la réalité ? Tous. Combien sont prêts à changer ? Très peu.
Mes consultants et moi le savons car depuis 20 ans nous sommes des architectes du digital. Depuis 20 ans (pas 3 ou 5 !) nous concevons, construisons et transformons, accélérons les business. Mais aujourd’hui encore des tas de dirigeants se disent que le mieux est de partir sans architecte, juste avec des techniciens (SSII, web agencies, data experts en tous genres…). Comme le type qui avait décidé du jour au lendemain de construire sa maison directement avec des maçons…
Juste un exemple : Combien de retailers crawlent online en temps réel l’offre des concurrents pour déterminer leur propre pricing ? Leur offre ? Leur merchandising ? Pilotent ainsi leur schéma de distribution et leur développement international ? leurs appros et ruptures en temps réel ? Combien connaissent leurs clients en one to one avec des propositions personnalisées et des messages réellement adressés ? Combien ont des shopbot defenders ? Combien de chefs produits utilisent ce type d’outil comme « augmentation technologique » de leur métier ? Et c’est juste un processus parmi mille. Et je ne parle pas des enablers qui le rendent possible : organisation, supply digitalisée de bout en bout, processus produit digitalisé, infra, cloud, caching front, ingénieurs au board en plus de grandes écoles de commerce, etc…
L’innovation continue n’est pas un mantra c’est une réalité : la plupart des entreprises changent leur ERP tous les 10 ans… à la « mise en prod' » on débouche le champagne (surtout chez les éditeurs de logiciel d’ailleurs)… et on part en RTT. Amazon déploie une nouvelle mise à jour de son site toutes les 11 secondes. Le cycle de mise à jour des composants est corrélé au cycle des actions des clients en front-office. Champagne.
Ca suppose une architecture distribuée, un cloud mondial (30% de part de marché), des services répartis des serveurs partout sur la planète et découplés en cas de régression de code, de surchauffe ou de crash, l’architecture ne s’effondre pas par ‘effet dominos’. Mais où est cette culture et ces expertises d’ingénierie dans le management des grandes entreprises, les cabinets de conseil ou les fonds ?
Les IA, la mécanisation du monde vont complètement bouleverser nos vies en 30 ans et tout le monde né de la révolution industrielle et de l’après-guerre. Nous n’avons pas d’excuse car nous n’avons jamais été aussi riche, nous avons donc les moyens d’adapter de faire muter les business, l’emploi. Oui demain les gens travailleront 20 heures, oui ils passeront 30 heures de plus à étudier, oui cette mutation est inévitable et suffisamment « lente » pour que les entreprises et les sociétés humaines s’adaptent au bénéfice du plus grand nombre. Oui nous dirigeants sommes responsables. Oui l’histoire nous demandera des comptes…. et bien au-delà des comptes d’exploitation. Dans l’histoire du capitalisme et celle de l’évolution s’adapter est la norme, survivre l’exception !
Rien de vraiment neuf. La technologie change le monde, elle interagit avec les usages sociaux, et cela depuis le moyen âge comme l’a montré Joël Mokyr… en 1992… il y a bientôt… 30 ans. A lire et à relire… « Ce n’est pas un révolte Sire, mais une révolution »… donc tout y passera.
Amazon ? Avec 18,9% de part de marché e-commerce dans l’Hexagone (Kantar 03-2018), Ils viennent d’entrer dans le TOP 15 du textile Français. Amazon est #1 devant Walmart aux US. Amazon est le premier site en Part de marché sur la plupart des secteurs en France : mode, biens techniques, culture, jouets, puériculture …
Prenons un autre secteur de pure ingénierie celui-là pour comprendre la mutation socio-technologique qui s’opère sous nos yeux.
Si on se penche un tant soit peu vers d’autres business on s’aperçoit que l’adaptation à de nouveaux usages et à des bouleversements de marché en combinant usages (socio) et technologies n’est pas un aléa mais la norme.
Michelin leader mondial du pneumatique et de l’adaptation socio-technologique
J’adore mon père. il a passé 15 ans de ma vie à me répéter au petit déjeuner une sorte de mantra :
« Michelin a inventé le pneu radial » et il ajoutait, lui le pur ingénieur « Le client est roi ». drôle de prière.
A l’époque à 15 ans, je ne comprenais pas bien, je traversais le « rue de la liberté », la « rue de la foi » des cités ouvrières, je nageais chaque mardi à l’ASM (Association Sportive Michelin), je m’habillais à la SOCAP (Société Coopérative Michelin), j’allais à l’hôpital Marcel Michelin… je suis devenu un bib’ et un jour avec tous les collègues de la Mission on a (exceptionnellement !) visité le site ultra secret de Ladoux (Service F : les essais) dont il ne parlait jamais.
Et là j’ai compris : Il avait mis à chaque coin de son immense bureau d’étude en open space où trônait un tableau marqué LE CLIENT EST ROI et des entrepôts de Ladoux ou éclataient des pneus d’avion derrière des vitres blindées, où des pneus poids lourds roulaient… depuis Charlemagne ! des boites à idées. Chacun pouvait donner son petit avis. L’innovation technologique à jet continu… depuis 1889. Un de mes copains de la « mission » lui a dit après avoir tout visité : « Mais c’est qui le chef de tout ça » et il a lâché en souriant en pantalon de costume et veste de bleu de travail : « Ben, c’est moi ». je n’ai jamais oublié. Le client est roi, l’innovation tech’ aussi. Nous sommes à son service, ses ministres, Ministeren latin, ça veut dire « serviteur » pas « au-dessus ».
Donc prenons une entreprise comme Michelin, fabricant de pneus innovants et haut de gamme. Il se trouve qu’en 5 ans les pneus asiatiques ont envahi le marché européen passant de 5 à 30% du marché. Eh bien Michelin vient de dépenser 1,7 milliards d’euros pour acheter un fabricant de pneus « qui ne voient pas la route »; Camso est le leader mondial canadien de la mobilité hors route : pneus pleins de trans-palettes, chenilles. La manufacture de Clermont-Ferrand avait déjà racheté l’anglais Fenner en avril : le « leader mondial dans l’industrie des bandes transporteuses et les technologies de polymères renforcés »
Le manufacturier concentre sa stratégie sur des « matériaux de haute technologie », spécifiquement des élastomères, qui permettent à Michelin de se différencier de ses concurrents.
Michelin mise aussi sur les « expériences » clients, un mot qui regroupe « toutes les activités qui font vivre à ses clients des moments uniques de mobilité et les accompagnent avant, pendant et après leur déplacement »…
« Si on ne se bat pas, on sera broyés ! » (Jean-Dominique Sénard, juillet 2018)
D’autre part, Michelin a annoncé en juillet un plan visant à garantir, d’ici 2048, que les pneus seront fabriqués avec 80 % de matériaux durables et que 100 % des pneus seront recyclés (aujourd’hui le taux mondial de récupération des pneus est de 70 % et le taux de recyclage de 50 %).
On le voit le manufacturier N°2 mondial du pneu s’adapte aux nouveaux usages (empreinte écologique et recyclage), au fait que le pneu devient une commodité peu couteuse et que son cœur de métier est la gomme et de nouveaux usages en croissance forte. Des mutations socio-technologiques sans précédent.
La grande mutation socio-digitale convoque les dirigeants et leurs actionnaires au jugement dernier… de l’histoire. Il s’agit juste de survie.
Pour finir, en Post-scriptum je voudrais vous raconter une parabole qui peut vous aider à vous décider et à changer.
Post-scriptum : « A toi de jouer »
Un jour une amie qui est une spécialiste de la chimie du cerveau m’a raconté l’histoire d’un de ses oncles à Varsovie en 40. Avant-guerre Henryk Friedman, était un Maître d’échecs très connu en Pologne. Il est mort déporté en 1942. Son fils, l’oncle de mon amie, fut lui-aussi arrêté par les nazis. A l’époque « le prix d’un chou dans le ghetto valait celui d’un diamant ». Le chef des SS qui l’arrêta l’insultait en le rouant de coups et s’apprêtait à l’envoyer au train. Quand il a remarqué son nom sur la liste :
« Friedman, tu connais Friedman ? Le joueur d’échec ?
– Je suis son fils.
– Tu joues aux échecs ?
– Oui
– Viens ici »
Le SS a proposé au jeune-homme de jouer sa vie aux échecs contre lui. Et le jeune Friedman a gagné.
Il a passé le reste de la guerre à jouer chaque midi une partie contre le commandant nazi à la Gestapo.
Et il a survécu.
Cette histoire me hante. Je me dis que nous ne jouons peut-être pas notre vie tous les jours mais finalement nous devons tous les jours agir comme s’il en était ainsi. Et nous qui dirigeons, sommes justes responsables.
En somme, c’est à nous de jouer.