« C’est devenu difficile pour moi de comprendre le retail. Quand j’étais enfant, le type qui possédait le grand magasin de la ville était un roi, comme Hudson à Detroit par exemple. Et c’était pareil partout. Le format du grand magasin était roi car il offrait cette variété incroyable. Les femmes y allaient pour voir 500 robes de mariée, ou 500 bobines de fils, et il n’y avait rien de tel à l’époque. Aujourd’hui, avec Internet, vous pouvez acheter facilement un éventail bien plus large de produits. Les gens aiment la variété et les bas prix, c’est ainsi. » Warren Buffet, 86 ans
Retail Digital Apocalypse
Mon associée égrène des faits, froidement, sur un ton monocorde, devant un de nos clients retail :
« Amazon réalise 8 milliards d’euros de chiffre d’affaire en non alimentaire en France dont 3,6 milliard sur sa Market Place », une pure market place qui fait ses résultats sur AWS c’est-à-dire du cloud traité en place de marché »… « Fin 2016, Warren Buffet a réduit sa participation dans Wal-Mart de 90% passant de 3,4 milliards de dollars à 96,3 millions, sa cotation avait fondue de 19% depuis octobre 2014 tout comme celle de Macy’s »[1] « Fin 2008 Amazon recevait 10 millions de visiteurs uniques par mois en France, fin 2016 : 18 millions dont 13,9 millions sur mobile [2]». « Amazon détenait 6,6% du marché des vêtements aux US juste derrière Walmart et passera à 7,7% en 2017… une croissance de 30% pour atteindre 28 milliards de dollars, 62 milliards en 2021 »… « Amazon pèse 42% du chiffre d’affaire du e-Commerce US, 50% en 2021[3] »… « Amazon est devenu le premier moteur de recherche de produits au US avant Google en 2016 »… « On assiste à une fermeture géante des magasins, Macy’s va fermer 100 magasins physiques en 2017, 15% de sa surface commerciale, Macy’s, Kohl’s, Walmart, Sears ont fermé des centaines de magasins peu rentables »[4]… « Le taux d’occupation des centres commerciaux est en chute libre : entre 10 et 40% des surfaces des centres commerciaux aux US sont inoccupées, le trafic stagne et décline dans le physique »… « Selon le British Retail Consortium 900 000 emplois du retail vont disparaître d’ici à 2025, le premier employeur de jeunes du pays[5]… »
Le grand patron retail commente… « ah oui ça va vite ! depuis la dernière fois qu’on s’est vu… » et s’affaisse toujours un peu plus dans son fauteuil. Les PDG que nous côtoyons peuvent faire des burn-out mais sont rarement dépressifs. Il finit « Non on n’est pas encore mûrs ».
Rolling Acres Mall (Ohio)
La réaction des grandes marques enseignes et de la grande distribution fait parfois penser aux étapes que décrit Elisabeth Kubler Ross face à un trauma : le déni, la colère, le marchandage, la dépression, l’acceptation. Avec le digital parfois, nous sommes un peu comme des médecins ou des urgentistes qui annonçons un grave pépin de santé et parcourons nos clients tous les stades qui accompagnent ce genre de processus. Juste survivre.
#1 – LE DÉNI : « Ça ne marcheras pas ! »
C’est l’argument traditionnel depuis que nous sommes dans ce business du digital… depuis 20 ans, la première réaction, le DÉNI de la réalité qui est souvent un mélange de
2000 : « Amazon, notre chiffre d’affaire et la même chose en pertes, ils ne sont pas rentables… ils vont crever ! » (un grand retailer de produits culturels)… et c’est vrai que cette année-là Bezos a eu très chaud suite au Dot Com Crack.
2004 : « des vêtements sur Internet ? Vous rigolez ? il faut les essayer bien sûr… »
2007 : « des soutiens-gorge en ligne ? Savez une femme porte un soutien-gorge 18 heures par jour, et qu’un produit de corseterie c’est 18 pièces ? »
2008 : « Des meubles ? Mais ils vont arriver tout cassés ! »
2009 : « Super votre idée de vendre en ligne des jouets… mais nous notre truc c’est le conseil ! Impossible en ligne ! ». Variante d’un vendeur en magasin quatre ans plus tard : « Ne commandez pas en ligne ça arrive cassé ! »
2009 : « Vous savez Zara ne vend pas en ligne et ils vont très bien ! … nous on est comme Zara » (depuis la marque a fermé)
2013 : « Vous savez ma force à moi : mes agences de voyage en bas de chez vous ! » (un dirigeant du voyage )
2015 : « Le luxe ça ne se vend pas en ligne, on banalise le produit, et on casse l’intégration verticale de l’artisan au magasin qui en fait la maîtrise et la rentabilité ! »
2016 : « Vous nous fatiguez avec vos chiffres idéologiques, tout ça c’est ce que racontent les journaux, nous on voit le VRAI business » (un dirigeant de fonds)
2016 : « Soigner des gens plutôt que les guérir avec de l’intelligence artificielle (Google Health) ? Ah bon ?… parlez-en à votre médecin… »
2017 : « Mais en quoi notre marque, notre operating model et notre schéma directeur technologique, devraient-ils être complètement profondément revus à l’aune du digital ? Les cosmétiques sont faiblement vendues en ligne (8% en valeur) »
Il est probable que toute les grandes révolutions de l’humanité ont vu cohabiter des calèches et des voitures, l’éclairage à la bougie et des becs de gaz, des nerds accrochés à leur clavier et des écrivains à la plume sergent Major en chemise à jabot avec poignées mousquetaires … Il est fort possible que nos lunettes de senior digital natives déforment tout… Il est probable que chaque révolution a aussi ses « idiots utiles » mais malgré tout…
La part de business des vêtements des retailers US est passé à 20% en ligne (18% en France), Amazon devrait réaliser 8,2 % du marché du textile US à 28 milliards de dollars[6] en 2017 : N°2 derrière Walmart depuis un an avec un objectif à 16 % à horizon cinq ans[7]. Une progression fulgurante de l’offre de vêtements et accessoires de 87 % entre 2014 et 2015. 40% des soutien-gorge se vendent sur Internet. 35% des meubles chez Maisons du Monde, 25% des jouets se vendent en ligne en France 35% en Allemagne ou aux US, Zara dont un tiers des commandes sont retirées en magasin utilise Internet comme un cheval de Trois dans des centaines de marché avant d’y pousser ses magasins… etc… le BtoB décolle : Amazon et eBay sont devenus en quelques années les rois du pneu et de la pièce détachée automobile en ligne (coupon chez le garagiste et montage compris), …
Nous avons cultivé une grande inventivité en France… pour imaginer tout ce qui ne va pas marcher. Le problème c’est qu’en Silicon Valley, en Chine ou en Inde… des millions de personnes utilisent la même énergie pour imaginer CE QUI POURRAIT MARCHER… alors on accuse les impôts ou le président sortant.
#2 – LA COLERE : « On leur envoie nos avocats ! (et fissa!)»
Après le déni vient en général la colère :
« On va leur coller un procès, pour non-respect de la loi Lang (5% maxi de ristourne), ils font 5% de ristourne et les frais de port gratuits sur les livres »
Le 10 juillet 2014 la Loi « Anti Amazon » qui s’appliqua après des mois de lobying et de combat juridique. Amazon établit alors ses frais de ports sur les livres à un centime. Illico, la Fnac a suivi.
L’autre visage de la colère, sourde celle-là, c’est le « murmure ». La nostalgie des années passées avec des progressions à deux chiffres et la peur de liquider la poule aux œufs d’or du grand-père… C’est un peu comme dans la Bible ces gens qui ont vu mille miracles, sont sortis d’Egypte ont vu des cailles tomber du ciel… et fabriquent un veau d’Or dès que le boss (Moïse) a le dos tourné.
#3 – LE MARCHANDAGE : « Y’a moyen de négocier ? »
Ensuite on passe au marchandage :
« Si on travaille sans eux (Amazon) on est mort, on n’a pas accès au marché… mais si on travaille avec eux… là aussi mort ! » Et c’est vrai que lorsqu’on regarde Borders (fermé) ou Toy’s R Us qui ont commencé à travailler avec Amazon…
« Bon OK l’e-Commerce on n’est pas bon… mais on va contourner l’obstacle ! On va faire une Market place ! Et alors alors… Yeeees ! »
# 4 – LA DEPRESSION : « P. on est morts ! »
Un jour un PDG du retail dans le textile m’a dit : « Mais Didier, ton business plan e-Commerce… tu me demandes de courir comme Usain Bolt ! ».
Effectivement… rattraper le retard supposerait parfois non seulement une sérieuse greffe de muscles mais aussi parfois… d’esprit d’entreprendre. Car ceux qui ont réussi en réalité n’avaient pas d’autres atouts déterminants qu’une offre solide et…. une capacité à changer. C’est le cas d’un Maisons du Monde qui réalise 20% de son chiffre d’affaires en ligne dont 35% pour les meubles et qui est resté en ligne 6 ans sans magasin en Allemagne avant d’en ouvrir avec une véritable stratégie de Cheval de Troie.
Il est temps que les grands groupes de distribution passent de la colère, du marchandage et de la dépression… à l’action.
# 5 – L’ACCEPTATION ou LA GUERISON : « Un changement de Mindset »
En réalité un dirigeant qui face à la révolution digitale n’a pas refusé, ne s’est pas révolté, n’a pas marchandé, n’a pas déprimé… ne peut pas changer.
Car le digital n’est pas d’abord question de skills ou de savoir mais de mindset. Lisez La voie du Pirate sur Xavier Niel… tout est dit.
La vague globale de digitalisation est inéluctable mais elle ne laissera pas que des méga-plateformes. Tout bouge en même temps. On n’entend que les dinosaures qui tombent mais en réalité il y a plein des jeunes qui créent, à l’école 42 qui a su fédérer l’espoir de coder de jeunes où à la sortie de l’X et ailleurs.
Tout bouge, en alimentaire par exemple : de la fourche à la fourchette en passant par le rapport de consommateurs à la nourriture, les plats préparés livrés à domicile, la sécurité alimentaire, leur propre santé et celle de leurs enfants.
C’est tout un monde qui est en train de muter et d’abord dans la tête des consommateurs, des employés qui passent leur temps sur les réseaux sociaux quand leur entreprise est encore sur Windows XP (avec le succès du piratage planétaire que l’on sait !).
J’ai vu des dirigeants retail écouter parler de monde dont ils n’imaginaient même pas l’existence et qui se le sont appropriés. Changer, accepter le monde où on est, n’est pas c’est la forme première de l’existence depuis qu’Homos sapiens marche debout sur cette terre.
J’ai entendu de mes propres oreilles le patron de la Fnac il y a 20 ans à l’arrivée d’Amazon me dire « Bon on ne sait pas où l’on va mais ça nous coûte le prix d’un magasin, on y va ! » et … foncer, quand Virgin était paralysé par l’idée de ne jamais égaler Amazon.
J’ai vu des groupes de grande distribution ne jamais arriver à se déplacer d’un pas vers le monde qui vient. Tout en étant innovants et performants dans leur innovation produit. Comment je le sais ? Je ne crois pas ne pas avoir rencontré une seule de leurs marques.
J’ai aussi appris un truc : On peut mourir riche !
Je me rappelle le comité de direction d’un grand groupe de VAD écouter religieusement ce qui me semblait le BaBa : la définition d’un model MVC.
J’ai vu un dirigeant milliardaire écrire tout ce que lui disaient nos consultants sur un cahier d’écolier avec sa règle et son crayon… et un mois plus tard lancer des idées de logistique mues par de l’intelligence artificielle en stockage et préparation dynamique alors que d’autres firmes de la grande distribution reproduisaient le modèle de l’entrepôt logistique à la papa (transtockeur) en répétant le mantra « digital »… pour des dizaines de millions d’euros.
J’ai vu le dirigeant d’une marque-enseigne de meuble et décoration me dire que tout cela était seulement aux US, ensuite résister comme un fou… avant de se réapproprier tout ce que je lui avait dit, se mettre en marche, faire confiance à des experts, et… réaliser plusieurs centaines de millions d’euros en ligne.
Il faut appliquer la sentence du Talmud au business, car il y a des familles et des gens derrière : « Celui qui sauve une vie (un business) sauve l’humanité (le capitalisme) ». Celui qui ne voit pas les gens derrière les tableurs Excel devrait se trouver un vrai job.
Les marques qui ne sont pas digitales, omnicanales, globales vont mourir. Il ne tient qu’à leurs dirigeants de changer d’Etat d’esprit.
Dans ce vacarme nous devons nous rappeler cette phrase d’Holderlïn :
Là ou croît le péril croît aussi ce qui sauve
Rien n’est jamais fini et on est sûr que d’une chose : 100% de ce qui ont gagné ont joué.
Dernier point : c’est une occupation de senior digital natives.
[1] http://fortune.com/2017/02/15/walmart-warren-buffett/
[2] Médiamétrie
[3] Slice Intelligence, 2017
[4] http://www.businessinsider.fr/us/stores-closing-macys-kohls-walmart-sears-2016-12/
[5] http://www.talkingretail.com/category-news/industrynews/900000-retail-jobs-lost-2025-brc/
[6] Cowen
[7] Morgan Stanley